Entretien avec Alejandra Michel, experte en droit des médias
Le CSA ( Conseil Supérieur de l’Audiovisuel ) belge via son site régulation.be s’est penché cette semaine sur les médias et la liberté de la presse. La rédaction d’ Atipik a choisi de publier ici l’intégralité d’une interview réalisé avec Alejandra Michel, experte en droit des médias pour au CRIDS de l’UNamur (Centre de Recherche en Information, Droit et Société) .
“Pour son dossier « médias et liberté d’expression », regulation.be a frappé à la porte d’une série d’acteurs et d’actrices du monde des médias, de la régulation et de la recherche pour mieux comprendre les enjeux que soulève cette thématique.
Avec l’adoption du Digital Services Act (DSA), l’Union Européenne impose aux plateformes en ligne de nouvelles obligations pour réguler les contenus jugés illicites. La mise en œuvre de ce règlement représente une évolution cruciale pour protéger les utilisateurs, notamment les plus vulnérables, tout en répondant aux enjeux de transparence en mettant en place des garde-fous contre les contenus illégaux, comme les discours de haine, racistes et xénophobes, sans chercher à limiter la pluralité des opinions.
Le DSA pourrait néanmoins produire des effets « d’over-compliance » et les plateformes pourraient être tentées de modérer excessivement pour éviter toute sanction, au détriment de la liberté de la presse. La mise en œuvre de l’European Media Freedom Act (EMFA) pourrait être alors une solution pour protéger les contenus journalistiques, via un mécanisme d’autodéclaration permettant aux médias de préserver leur statut face aux règles de modération, même si ce mécanisme reste encore emprunt de nombreuses zones d’ombre
Enfin, comment les règles européennes qui se sont multipliées ces dernières années peuvent-elles ou non lutter contre des phénomènes délétères tels que la désinformation ? Quelques éléments de réponses avec Alejandra Michel, experte en droit des médias pour au CRIDS de l’UNamur (Centre de Recherche en Information, Droit et Société)
En quoi la notion de liberté d’expression est importante dans le droit des médias ?
Cette notion répond à une très large acception. Dans les médias, la liberté d’expression c’est la liberté de la presse et des opinions. C’est aussi avant tout le droit de déranger, de heurter et de dénoncer. Cette liberté est cardinale dans le droit des médias, mais elle est aussi cardinale dans nos sociétés démocratiques, car elle est essentielle au bon fonctionnement de nos démocraties. Sans cette liberté, les citoyens seraient moins à même de s’engager dans la démocratie, de prendre des décisions informées et d’agir en connaissance de cause… Bref, la liberté d’expression est plus largement essentielle à l’exercice des autres droits et libertés.
Avec l’arrivée du Digital Services Act (DSA), les plateformes en ligne doivent désormais se conformer à une série d’obligation. Ce type de réglementation constitue-t-elle un frein à la liberté d’expression sur les plateformes ?
Oui c’est vrai que par rapport au DSA on a pu lire beaucoup de choses. Mais alors pour répondre à la question, non le DSA n’est pas un frein à la liberté d’expression et l’Union Européenne ne sera jamais une forme de ministère de la pensée unique qui impose sa vision aux plateformes. Ce que vise le DSA avant tout, c’est le contenu illégal, l’activité illégale. Mais il permet également de viser le contenu dommageable, donc un contenu légal mais susceptible de heurter les sensibilités ou de porter atteinte aux personnes plus vulnérables. Par exemple, l’objectif du DSA est de mieux protéger les mineurs, notamment des contenus pornographiques ou encore des contenus haineux. Autre exemple, les contenus qui pourraient rendre accros les mineurs ou plus largement tous les internautes tels que TikTok Lite. Les plateformes doivent désormais mettre en place des mécanismes pour lutter contre ces contenus qui ne peuvent plus être propagé en tout impunité sous couvert de la liberté d’expression.
Quels sont les enjeux de cette nouvelle législation selon vous ?
L’enjeu du DSA, c’est qu’il touche justement aux contenus jugés « illicites ». Son objectif est de lutter contre les illégalités. Or, la définition est extrêmement large, car il faut prendre en compte les spécificités nationales. Il se peut alors qu’un contenu qui soit considéré comme illégal en Belgique ne le soit pas du tout dans un autre pays de l’Union.
Il y a donc une difficulté de connaitre 27 droits nationaux ce qui n’est pas évident pour les modérateurs des plateformes. Le risque alors est que les plateformes envisagent les contenus illicites avec une interprétation la plus large possible et se mettent à modérer trop. Il y a un risque d’« over-compliance » qui plongerait les plateformes dans une forme de censure. Le risque est d’autant plus grand que le DSA prévoit des sanctions en cas de non-respect du règlement, mais il ne prévoit aucune sanction dans le cas où une plateforme déciderait de trop modérer. L’enjeu est donc de trouver le juste milieu.
Il y a enfin un second enjeu pour les plateformes qui vont devoir désormais, avec le DSA, implémenter et appliquer d’autres législations européennes qui se sont multipliées ces dernières années.
Le DSA est un règlement horizontal, mais il y a d’autres textes qui s’appliquent et qui viennent ajouter de la complexité sur la modération. Il y a à la fois de la régulation et de l’autorégulation avec des codes de conduites, mais aussi d’autres règlements majeurs comme l’European Media Freedom Act (EMFA) qui vise à protéger le pluralisme et l’indépendance des médias avec de nouvelles obligations pour les très grandes plateformes. Ajouter à cela la directive sur les Services de Médias Audiovisuels (SMA) qui imposait déjà des obligations de modération à l’égard des contenus illicites et dommageables. Et il y a enfin toute une série d’instruments qui s’appliquent spécifiquement à certains contenus, comme les contenus terroristes en ligne, la directive relative aux droits d’auteur dans le marché unique numérique, ou encore le règlement sur la transparence de la publicité politique qui s’imposera aussi aux plateformes en octobre 2025.
Donc tout l’enjeu est de s’y retrouver pour les acteurs, mais il y a toujours un point commun dans ces textes légaux, c’est en général la « transparence ». De nombreuses obligations qui s’imposent aux plateformes avec le DSA ont en réalité pour finalité de rendre leurs pratiques plus transparentes. Tout l’enjeu pour ces plateformes, c’est de pouvoir mettre en musique ces règles qui se sont multipliées en très peu de temps.
L’Europe n’est-elle pas allée trop vite ?
Je pense au contraire que l’Europe est parvenue à renverser la vapeur. Il fallait faire quelque chose face à l’impunité des comportements illégaux des utilisateurs sur les plateformes. C’est toujours plus facile de critiquer un instrument quand il est adopté, mais il y a effectivement maintenant un gros travail de mise en œuvre sur l’interprétation de toutes ces dispositions.
Certains acteurs pointent également un risque pour la liberté de la presse dans le DSA ? Vous partagez cet avis ?
Dans la modération des plateformes, il y a un risque que les contenus journalistiques soient supprimés ou censurés. Le DSA précise que les mesures prises par les plateformes pour modérer leurs contenus doivent être appliquées dans le respect de la liberté d’expression et aussi de la liberté de la presse. Pour moi, cette précision est trop vague et insuffisante. Il suffit de voir le statut de certains journalistes sous pression dans l’union européenne pour le comprendre. On pourrait essayer de censurer des contenus journalistiques et de faire pression sur les plateformes au nom du DSA pour éviter que l’on diffuse des contenus qui dérangent.
L’EMFA devrait permettre de palier pour partie les lacunes du DSA, car parmi les exigences supplémentaires les très grandes plateformes doivent garantir la protection des contenus médiatiques. Le règlement prévoit un mécanisme d’autodéclaration des médias. Chaque média peut alors introduire une déclaration auprès des plateformes pour être reconnu et bénéficier d’une protection supplémentaire face aux éventuelles mesures de modération de la plateforme. Si les plateformes ont un doute lorsqu’elles reçoivent la déclaration d’un média, elles peuvent saisir les instances de régulation ou d’autorégulation pour les aider à décider si elles octroient ou non ce statut à part entière à tel ou tel média.
L’actualité récente nous a montré que certains Etat, y compris en Europe, utilisaient des subterfuges pour censurer des contenus journalistiques qui dérangent. Je pense donc qu’il est très important d’assurer ce privilège médiatique aux règles de modération des plateformes.
À l’inverse des contenus journalistiques, le DSA est-il un bon instrument pour lutter contre les fakes news ?
Le débat sur la lutte contre les fake news est un peu plus complexe. La première chose qu’il faut rappeler, c’est que la désinformation est généralement considérée comme dommageable, mais elle n’est pas illégale pour autant. Evidemment, si on diffuse de la désinformation pour inciter à la haine ou recruter des terroristes par exemple, là elle le devient, mais en dehors de ce genre d’exception, sur quelle base peut-on interdire ou encadrer la désinformation ? C’est un vrai débat et ça change d’ailleurs d’un pays à l’autre. En France par exemple, la manipulation de l’information en ligne est interdite en période électorale…
Le DSA apporte quelques nouveautés à la législation européenne et l’avenir nous dira si c’est efficace. Par exemple, les « très grandes plateformes » ont l’obligation d’évaluer les risques « systémiques » et de prendre des dispositions pour les atténuer, avec en ligne de mire notamment les élections et la santé publique. Typiquement, elles pourraient mettre en place des mesures contre la désinformation dans le cadre d’élections si on considère que la diffusion de ces contenus représente un risque important.
Je pense que lutter contre toute forme de risque, notamment durant les processus électoraux est un vrai enjeu, mais le DSA reste un instrument rédigé de manière large et ce volontairement. Seule la pratique pourra nous éclairer sur ce qui est véritablement efficace dans sa mise en œuvre.”