L’Europe joue-t-elle avec le feu en voulant utiliser l’argent russe gelé ?

L’idée paraît simple, presque logique : faire payer Moscou pour la guerre qu’elle a déclenchée. Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, l’a rappelé récemment : les centaines de milliards d’euros d’actifs russes gelés dans les banques européennes pourraient financer la reconstruction de l’Ukraine. Une idée séduisante sur le plan moral. Mais politiquement risquée, juridiquement fragile et économiquement explosive.

Un trésor gelé, mais à qui appartient-il ?

Depuis 2022, environ 300 milliards d’euros de la Banque centrale de Russie dorment dans les coffres européens, principalement en Belgique, chez Euroclear. Ces fonds ne sont pas confisqués : ils sont simplement bloqués. Et pour cause — le droit international protège les avoirs souverains.

Toucher à ces fonds, c’est franchir une ligne rouge : celle qui sépare la sanction financière de la spoliation pure et simple.

En d’autres termes, l’Europe veut utiliser un argent qui ne lui appartient pas. Et elle le sait.

Mais la guerre en Ukraine dure, les coûts explosent, et la solidarité des opinions publiques s’effrite. Alors, à Bruxelles, certains veulent aller plus loin.

Des capitales européennes profondément divisées

L’unité affichée face à Moscou cache mal des divergences profondes.

• Les pays baltes et la Pologne soutiennent à fond l’idée : pour eux, c’est une question de justice.

• L’Allemagne, la France et l’Italie, en revanche, freinent : ils craignent un précédent dangereux et une atteinte au droit de propriété.

• La Belgique, qui détient la clé du coffre, propose un compromis : ne pas toucher au capital russe, mais utiliser les intérêts générés (près de 3 milliards d’euros par an) pour aider Kiev.

Un équilibre précaire entre pragmatisme et légalisme, entre morale et droit.

Des précédents embarrassants : la Libye, l’Algérie, l’Irak…

Ce n’est pas la première fois que l’Occident gèle — et garde — des avoirs étrangers.

Les milliards libyens bloqués depuis la chute de Kadhafi en 2011 n’ont toujours pas été rendus.

En Algérie, les fonds issus du clan Bouteflika dorment toujours dans les banques occidentales, malgré les demandes de restitution du gouvernement post-Hirak.

Quant à l’Irak, les avoirs du régime de Saddam Hussein ont en grande partie disparu dans les méandres de la « reconstruction ».

Autrement dit : une fois gelé, l’argent ne revient presque jamais.

Et chaque fois, l’argument est le même : le droit, la stabilité, la sécurité.

L’Europe scie la branche sur laquelle elle est assise

Si l’Union européenne confisque les fonds russes, elle prend un risque colossal.

Car le pouvoir de l’Europe repose sur la confiance : celle des États, des investisseurs, des banques centrales étrangères qui placent leurs réserves à Bruxelles, Paris ou Francfort.

Que se passera-t-il si demain, des pays d’Afrique, d’Asie ou d’Amérique latine craignent que leurs avoirs puissent être saisis pour des raisons politiques ?

Ils retireront leurs capitaux, iront vers la Chine, les Émirats ou Singapour.

En voulant punir la Russie, l’Europe pourrait se punir elle-même, en sapant le socle de son attractivité financière : la neutralité du droit et la sécurité des dépôts.

La morale contre le droit

Le dilemme européen est clair :

• Moralement, faire payer l’agresseur paraît juste.

• Juridiquement et économiquement, c’est un précédent qui menace la stabilité du système international.

L’Union européenne se présente souvent comme une « puissance normative », un modèle fondé sur le droit. Si elle viole ce principe au nom de la guerre, elle perdra une partie de son autorité morale — et sa crédibilité financière.

Un choix de civilisation

La question dépasse l’Ukraine. Elle touche à ce que l’Europe veut être dans le monde :

un espace de droit, respectueux des règles internationales, ou un bloc politique prêt à tordre ces règles selon ses intérêts.

Dans le premier cas, elle reste un pôle de confiance. Dans le second, elle devient un acteur comme les autres, soumis à la logique de puissance.

En voulant transformer un gel en confiscation, l’Europe prend le risque de transformer sa force juridique en faiblesse stratégique.

Et de rappeler à beaucoup, dans le Sud global, que dans le système financier mondial, la morale suit souvent la géopolitique.

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