Lila Lefèvre : Premiers extraits inédits de son livre sur les Bouteflika
Pour la première fois, Lila Lefèvre, autrice et journaliste belgo-algérienne, dévoile des extraits inédits de son futur livre sur les Bouteflika, une œuvre à la fois intime et percutante. Ce livre, né d’une expérience personnelle marquée par l’injustice, le silence administratif et l’exil, plonge dans les coulisses d’une bataille émotionnelle contre un pouvoir autoritaire. Entre douleur personnelle et confrontation politique, Lefèvre raconte son combat pour revoir sa mère mourante, bloquée par un système bureaucratique implacable, dirigé par un régime qui l’a réduite au silence.
À travers ces premiers extraits, Lila Lefèvre offre une perspective unique sur les réalités cruelles du pouvoir des Bouteflika, tout en mettant en lumière le poids de l’exil et de la séparation familiale. Un témoignage puissant qui donne la parole à ceux dont les histoires ont trop souvent été étouffées.
Sébastien Vanden Broek
« …Ta mère est morte.
Ces quatre mots, simples mais brutaux, m’ont transpercé à travers l’écran de mon smartphone. Un message venant d’une parente résidente à Birtouta, dans ce mois de janvier 2013, à Bruxelles, noyé dans la grisaille, le froid, et le poids écrasant de l’incertitude. À cela s’ajoutait l’angoisse que je portais chaque jour, celle de ne pas obtenir un passeport algérien ou un visa à temps, et de ne jamais pouvoir revoir ma mère vivante. Chaque matin, malgré des nuits agitées, je sortais du lit à 7 heures, luttant contre l’épuisement pour préparer le petit-déjeuner à mon fils et à son père.
Mon fils, si proche de sa grand-mère maternelle, se perdait déjà dans le chagrin après la perte de sa grand-mère paternelle. Son sourire s’était éteint. Il refusait de manger. Il était suspendu à mes lèvres, chaque matin, chaque soir après l’école, espérant que je lui annonce la nouvelle qu’il attendait tant : « Nos passeports sont prêts, on part demain en Algérie, voir Mamy. » Cette promesse, je la lui faisais tous les jours, sans savoir si elle deviendrait un jour réalité.
Chaque jour, je suppliais l’Ambassade d’Algérie, le Consulat, par téléphone, par e-mails, implorant qu’on me laisse faire mes adieux à ma mère. Mais tout restait sans réponse, un silence assourdissant, aussi froid que l’hiver bruxellois. Je multipliais les appels en Algérie, cherchant désespérément des nouvelles de ma mère hospitalisée à Bouira. La famille restait vague, personne ne savait précisément de quoi elle souffrait. Mais ce qui était certain, c’est qu’elle voulait me voir, elle voulait voir son petit-fils. À chaque fois qu’on me la passait au téléphone, sa voix affaiblie me demandait : « Pourquoi n’êtes-vous pas là ? Venez. » Et moi, impuissante, je lui répondais : « Accroche-toi, maman. On viendra, dès qu’on aura nos visas. » Mais le temps glissait, implacable, entre mes doigts.
Un matin, j’ai décidé que ça suffisait. J’irais au Consulat d’Algérie à Bruxelles, en personne, pour comprendre pourquoi nos passeports, attendus depuis 25 jours, n’étaient toujours pas prêts. Je ne pouvais plus rester passive, alors que ma mère s’éteignait. Mais dès mon arrivée, j’ai senti l’hostilité. Je n’étais pas une citoyenne comme les autres. Mon nom, associé à l’ennemi intime de Saïd Bouteflika, avait scellé mon sort. Le frère du président, dans l’ombre, avait donné l’ordre de tout bloquer.
Je suis entrée de force dans le bureau du Consul général, et il a immédiatement appelé à l’aide, criant le prénom de « Brahim ». Je ne demandais qu’une chose : qu’on me rende mes passeports. Rien d’autre. Mais au lieu de cela, il a déchiré mon passeport algérien sous mes yeux, sans oser toucher à mon passeport belge ni à celui de mon fils. Puis, Brahim est arrivé, accompagné d’une armée d’hommes en civil. Ils m’ont saisie, m’ont tirée par les cheveux, traînée dans les escaliers, et jetée dehors, sans pitié, mon sac et mon parapluie lancés après moi.
Je tremblais, de colère, de douleur, de choc. Affalée sur le sol, les larmes me montaient aux yeux. Je me suis surprise à parler seule : « Maman, tu vois, j’ai tout fait pour venir te dire adieu, mais Saïd Bouteflika a décidé que non. » À ce moment-là, je ne pouvais pas dire la vérité ni à mon fils, ni à ma mère. Comment leur dire que tout espoir était écrasé par la politique et les jeux de pouvoir ?
Trois jours plus tard, j’ai appelé ma mère une dernière fois. J’ai encore tenté de la rassurer, de lui dire que j’essayerais de passer par la Tunisie. Mais ce jour-là, elle ne pouvait plus parler. Elle ne pouvait même plus entendre. Les infirmiers m’ont expliqué que la veille, elle délirait, répétant mon prénom, celui de ses autres enfants. Ce matin-là, la douleur l’avait vaincue. Ils l’avaient mise sous morphine, pour apaiser son supplice.
Et puis, le lendemain matin, le message est tombé : Ta mère est morte. Ce fut le coup de grâce. Mon cœur s’est brisé. Il fallait annoncer cette nouvelle à mon fils, à peine âgé de 12 ans, déjà submergé par le chagrin.
Ma mère était une femme magnifique, grande et de forte corpulence. Ses longs cheveux noirs, lisses, tressés en deux épaisses nattes, encadraient son visage marqué par la vie. Ses yeux noirs, profonds et bienveillants, reflétaient une tristesse ancienne, celle d’une orpheline, ayant perdu sa propre mère à l’âge de dix ans. Mon grand-père et ses frères l’avaient élevée. Mais eux aussi, elle les avait perdus, un à un, durant la guerre de libération. Des figures que je n’ai jamais connues, des fantômes d’une famille déchirée. Aujourd’hui, c’est à son tour de rejoindre ces absents.
Et moi, je restais là, déchirée, avec un chagrin que la distance et l’injustice avaient rendu plus violent encore… » Extraits inédits du livre de Lila LEFEVRE sur les Bouteflika.
C’est très fort . Que votre mère repose en paix. J’ai hâte de lire votre livre grande dame .