Lila Lefèvre : Un deuxième extrait de son livre sur les Bouteflika et Hafida Benchehida

(Siège de l’Otan : Derrière Bouteflika, Hafida Benchehida)

« …Avant de revenir sur ce que Bouteflika a précisément demandé à Lord George Robertson, il me semble important de planter le décor et de préciser quelques détails sur le contexte de cette rencontre. Il faut savoir que George Robertson, à cette époque, était non seulement Secrétaire général de l’OTAN, mais aussi une figure respectée au sein du parti travailliste britannique. Anobli par la reine Élisabeth, il possédait une forte stature politique, mais également un accent anglais assez prononcé, ce qui rendait la compréhension de ses propos parfois complexe pour une oreille non avertie. Heureusement, étant anglophone, je n’avais aucun mal à suivre ses discours. Je devais néanmoins rester extrêmement concentrée, car chaque mot pouvait avoir son importance, et la traductrice attitrée de Bouteflika ne m’inspirait pas confiance. Je la voyais susurrer les propos de Robertson à l’oreille de Bouteflika en français, de manière précipitée, presque mécanique, ce qui ajoutait à mon sentiment de méfiance envers elle.

Cette traductrice, dont je ne connaissais pas alors le nom, allait pourtant marquer mon esprit bien au-delà de cette rencontre officielle à l’OTAN. Ce n’est que bien des années plus tard, lors d’un séjour récent à l’hôtel Saint George à Alger en juillet 2024, que le hasard m’a fait croiser à nouveau son chemin. Hafida Benchehida, cette vieille dame qui se montrait presque tous les jours au bord de la piscine de l’hôtel avec son compagnon, était une figure bien différente de celle que j’avais brièvement observée en décembre 2001. Elle était devenue une épave, physiquement et mentalement métamorphosée. Approchant des 90 ans, son corps semblait marqué par la maladie, notamment un psoriasis généralisé qui défigurait sa peau déjà fragilisée par l’âge. Elle était incroyablement maigre, presque squelettique, et son corps s’était rétréci sous le poids des ans. Sa démarche vacillante donnait l’impression qu’elle allait s’effondrer à tout moment, mais malgré tout cela, elle n’avait rien perdu de son arrogance et de son agressivité.

La première fois que j’ai entendu son nom dans cet hôtel, je n’ai pas immédiatement fait le lien avec l’interprète de Bouteflika. Son apparence avait tellement changé, au point de rendre méconnaissable cette femme que j’avais aperçue plus de vingt ans auparavant. Lorsque quelqu’un me l’a présentée, je me suis simplement retrouvée face à une vieille femme malade, visiblement rongée par l’âge et les afflictions physiques, mais aussi par une forme de démence qui semblait s’aggraver avec le temps. Ce n’est qu’en discutant avec elle que l’horreur de son caractère a éclaté au grand jour.

Notre rencontre, bien que brève, m’a profondément secouée. Hafida Benchehida n’était pas seulement malade dans son corps, mais également dans son esprit. Elle se déplaçait constamment d’une table à l’autre autour de la piscine, incapable de rester en place, comme si elle était possédée par une énergie nerveuse incontrôlable. Elle parlait seule à haute voix, interrompant régulièrement les conversations autour d’elle, sans aucun respect pour les personnes présentes. Elle semblait vivre dans un monde parallèle, où chaque échange devenait une confrontation, une joute verbale dans laquelle elle cherchait à imposer sa supériorité.

Quand je me suis approchée d’elle, curieuse d’en savoir plus sur son passé pour une émission télévisée sur les femmes algériennes ayant marqué l’histoire, elle m’a immédiatement remise à ma place d’une manière dédaigneuse et hautaine. Son regard était perçant, presque accusateur, comme si ma simple présence la dérangeait. Elle m’a rétorqué avec mépris que si je ne savais pas qui elle était, cela prouvait que je n’étais pas une bonne journaliste. Ses propos étaient venimeux, chaque mot choisi pour blesser, pour rabaisser. Tout ce que je disais semblait la contrarier, et elle ne manquait pas de me contredire, même sur les sujets les plus évidents. C’était comme si elle cherchait délibérément à créer un conflit, à prouver qu’elle était supérieure en tout point.

Cette attitude me mettait mal à l’aise, mais j’essayais malgré tout de garder mon calme, pensant qu’il s’agissait simplement de l’excentricité d’une vieille dame. Mais au fur et à mesure de la conversation, il devenait clair qu’elle n’était pas seulement excentrique. Il y avait quelque chose de profondément dérangé en elle. Cette femme que je pensais être une source potentielle d’inspiration pour mon projet d’émission s’avérait être une ogresse, une personne toxique, prête à dévorer quiconque croisait son chemin.

Je regrettais instantanément d’avoir accepté ce rendez-vous. C’est une chose de rencontrer des personnalités difficiles, mais Hafida Benchehida incarnait un degré de méchanceté et de mauvaise foi que je n’avais encore jamais rencontré. Je n’avais jamais vu quelqu’un autant imbue de sa propre importance, quelqu’un qui semblait croire que la proximité avec des figures de pouvoir, comme Bouteflika, lui conférait un statut intouchable. Elle avait passé tant d’années à côtoyer le président qu’elle s’était, d’une certaine manière, convaincue d’être Bouteflika elle-même. Son arrogance était telle que l’on aurait dit qu’elle se voyait présidente de la république dans une sorte de délire mégalomaniaque.

J’appris plus tard, à ma grande surprise, qu’elle avait été cooptée en tant que sénatrice en 2013, durant l’ère de Bouteflika. Cela expliquait sans doute son comportement, cette posture de grandeur autoproclamée qu’elle affichait malgré son état de santé déplorable. Elle avait été absorbée par le système, nourrie par le pouvoir corrompu des Bouteflika qui lui avait permis de gravir les échelons sans réelle compétence ni mérite, et elle en avait retiré une arrogance insupportable.

La rencontre avec cette femme a été l’une des plus désagréables de ma carrière. En l’espace de quelques minutes, elle avait réussi à me faire regretter chaque mot échangé, chaque minute passée à ses côtés. Je n’ai jamais rencontré une personne aussi rébarbative, aussi toxique. Elle incarnait tout ce que je méprisais chez les figures de pouvoir bouteflikiste: un ego démesuré, une incapacité à écouter, un mépris total pour les autres. Jamais je n’aurais imaginé qu’une telle personne puisse avoir un jour joué un rôle aussi proche du pouvoir en Algérie, mais en même temps, cela ne faisait que confirmer tout ce que j’avais pu observer de l’entourage de Bouteflika au fil des années. Hafida Benchehida était une autre facette de ce système gangrené par l’orgueil, la manipulation, et le mépris des autres… »

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